Entre 1893 et 1954, 12 millions de personnes ont transité par Ellis Island. 12 millions de candidats à une nouvelle vie, débarqués la plupart du temps avec rien de plus que ce qu’ils pouvaient porter… 12 millions d’histoires qui résonnent encore dans l’immense hall du bâtiment principal de cette petite île en face de Manhattan, désormais Musée de l’Immigration.
Aujourd’hui, le hall est pratiquement vide. Quelques personnes déambulent, l’air impressionné, en chuchotant. Le lieu impose le respect. Ici, les nouveaux arrivants attendaient pendant des heures d’être appelés, triés, examinés et enregistrés. Des examens médicaux décidaient qui étaient aptes à être admis sur le sol des États-Unis et qui ne l’était pas… La plupart n’avaient déjà pas grand-chose et, au moment de leur enregistrement, souvent, ils perdaient en plus leur nom. Des noms trop compliqués à prononcer et à écrire pour les fonctionnaires de l’Immigration. Des noms qu’il fallait « américaniser ».
Fante resta Fante
L’écrivain Dan Fante, raconte que lorsque son grand-père, Nicolas, arriva à Ellis Island en 1901, on voulut l’enregistrer sous le nom de Foy. Nicolas tempêta, hurla les deux mots d’anglais qu’il connaissait, insulta en italien tout ceux qui passait à sa portée, joua même des poings contre les fonctionnaires. Cela faillit lui coûter son admission sur le territoire américain, mais Fante resta Fante !
A l’étage, les murs des anciennes salles médicales sont couverts d’immenses photos. Je suis déjà venue, mais à chaque fois je me laisse prendre par l’émotion. Les visages fixent gravement l’objectif. Famille en costumes traditionnels, femmes croulant sous les baluchons, des ribambelles d’enfants accrochées à leurs jupons, hommes solitaires avec juste une sacoche en bandoulière… Dans les dernières salles, quelques objets sont exposés dans des vitrines : un nécessaire de toilette, un livre, une casserole, une paire de chaussures… Effets personnels abandonnés ou perdus…
Indiscrétion scandaleuse
Une famille, avec trois jeunes enfants pianote sur un ordinateur, fouillant la base de données à la recherche d’un aïeul. C’est long. Visiblement, beaucoup d’Irlandais portant le même nom sont passés par Ellis Island cette année-là. 1907, le mari n’en démord pas ! Sa femme a l’air moins sûre. Les enfants s’impatientent. Voir défiler des listes de noms sur un écran d’ordinateur est sûrement beaucoup moins amusant qu’ils ne l’avaient espéré. Soudain, le père se jette sur l’écran.
L’ordinateur vient de lâcher le nom de son arrière grand-père, effectivement arrivé de Cork en 1907. Je suis d’une indiscrétion scandaleuse, j’en ai bien conscience, mais je n’arrive pas à détourner les yeux de cette famille. C’est comme si, en deux secondes, tout était devenu plus concret. Ils ont une preuve devant les yeux : un nom et une date.
Le jeune papa se trouble. Il fixe l’écran. On dirait qu’il ne peut plus détacher son regard de ce nom et de cette date. On dirait aussi qu’il va pleurer… Je l’envie. Parce je sais que, dans un autre pays, il existe sûrement, dans le sous-sol d’une administration quelconque, un carton poussiéreux, remplis de vieux dossiers écrits à la main, où, à quelques lettres près (tout le monde n’a pas le tempérament d’un Fante…), est inscrit le nom de mon arrière-arrière-grand-père… J’envie le jeune papa d’aujourd’hui : c’est comme s’il venait de récupérer une partie de lui-même.